Homélie du 6 ème dimanche de Pâques du P.Geffroy

Vous connaissez cette fameuse phrase de Saint Grégoire de Nysse:
« Celui qui monte ne s’arrête jamais d’aller de commencement en commencement par des commencements qui n’ont jamais de fin»
De commencement en commencement vers des commencements qui n’en finiront jamais. Cet adage s’applique à notre vie sur terre mais aussi après, au Ciel. Autant dès maintenant en faire l’apprentissage sur terre pour s’essayer, déjà ici bas, à la dynamique qui est plutôt celle du Ciel. Dynamique donc du mouvement qui me permet de demeurer dans la sécurité en Dieu, de demeurer dans sa solidité. Dynamique de stabilité en mouvement que l’on saisit dans le mot demeurer au sens johannique du terme. Demeurer en Dieu, est un mouvement.
Pour demeurer, il faut se déplacer de commencement en commencement. Pour comprendre vraiment, pour entrer dans la résolution de ce paradoxe, Jean nous livre un mot essentiel, nécessaire dont il faut éclairer le sens, le mot amour.
Aimer, c’est s’installer dans une stabilité de mouvement.
Aimer est une aventure au sens où sans cesse l’Esprit Saint nous bouscule, nous remet en question, comme si nous avions à aller comme des nomades de commencement en commencement vers un pays qui sans cesse nous échappe.
La motivation de ce déplacement, c’est l’autre.
La vraie solidité, la véritable stabilité de l’amour, c’est se déplacer sans cesse pour l’autre, c’est se déplacer sans cesse avec le Christ. Ce mouvement est d’abord un mouvement intérieur.
Le christ nous invite à demeurer en son Amour pour un voyage passionnant, une aventure intérieure qui va du mental au cœur profond, des entrailles à la conversion de l’affectivité dans la profonde intériorité où Dieu est présent, agissant. C’est un passage de l’esclavage à la liberté intérieure qui permet d’aimer en vérité. « Je ne vous appelle plus serviteurs mais amis. » Quoi de plus motivant !
Je vais vous lire un passage d’un texte écrit par une ex-toxicomane Félicité, obligée de travailler sur elle dans une pronde intimité avec Dieu pour sortir de l’esclavage de la drogue.

« Dans la vie, nous hésitons entre donner la barre, le gouvernail à notre mental ou à notre affectivité. Sois je veux tout contrôler, soit je déborde d’affectivité et l’intelligence ne peut plus rien structurer. L’ouverture d’esprit m’a amené à apprendre à me servir du cœur profond plutôt que des tripes. J’entends par cœur profond ce qu’il y a de meilleur en nous, c’est le lieu des émotions nobles où la rencontre avec Dieu a lieu, c’est le lieu où j’accueille l’Esprit Saint en moi. En lisant avec les tripes, je donne accès à toutes mes pires émotions, à la raison raisonnante, à ma volonté déchainée, à mon affectivité tordue et blessée. Ce sont mes blessures et ma tête malade qui vont me parler. Alors que mon cœur contient la perle de grand prix dont Jésus nous dit : Celui qui la trouve vend tout ce qu’il posséde pour l’acquérir. C’est donc dans la paix du cœur, dans cette sérénité profonde donnée par l’Esprit avec le meilleur de soi que nous devons entrer dans la vie intérieure. »
J’essaie de comprendre avec vous ce qu’elle veut dire. Tant que nous demeurons dans l’état d’esprit où le mental peut tout faire, tant que nous sommes dans l’affectivité non reliée à notre profonde intériorité, nous n’avons pas besoin de Dieu. De toutes façons, il ne peut venir car nous ne lui avons pas ouvert largement notre cœur. Dieu nous donne d’être libre de Le choisir. Il ne s’impose jamais, c’est à nous de nous tourner vers sa Bonté et sa Bienveillance. Nous nous leurrons en pensant que nous pouvons changer les choses et les événements à la force de notre mental ou par un débordement émotionel et affectif. D’où nous vient cet orgueil de vouloir croire que nous sommes aussi puissants que Dieu et que notre affectivité seule, non reliée au réel ni à l’action peut déplacer des montagnes ? Je redonne à Félicité la parole
« Il se peut que notre mental tendu comme un arc prêt à tirer semble agir sur les événements. Parfois je me prends à penser que Dieu va m’exhauser si je lui demande avec une grande foi. Or ce que je prends pour la foi n’est en fait que l’agitation de mon mental. Alors oui, je suis dans une foi où je conçois Dieu non comme, plus intime à moi-même que moi-même, mais plus comme un deus machina, extérieur à moi. Par exemple, j’ai demandé au Seigneur de gagner au loto pour me sortir de la précarité. Pourquoi ne m’a-t-il pas exaucé ? Parce que j’ai pris sa place. Je suis Dieu. Cela, c’est la première tendance.
Deuxième possibilité : Dieu me donne sa Puissance. Je suis dans une spiritualité de pouvoir. C’est la pensée magique.
Troisième conception de Dieu : consentir à un Dieu qui ne manipule pas et ne se laisse pas manipuler. Il accepte que nous lui demandions quelque chose mais Il veut que nous le laissions vouloir. C’est pourquoi, sa manière d’agir est d’abord d’œuvrer au cœur des hommes qui l’accueillent. Il n’entre pas forcément dans nos stratégies mais Il ne se passe pas de nous car Il veut passer par nous. »
Félicité parle d’expérience. Que pouvons nous en tirer pour notre propre vie ?
D’où nous vient l’illusion de croire que nos émotions, notre affectivité qui se limite au ressenti puisse être une œuvre de foi, d’espérance et de charité ? Ne suis-je alors enfermé dans mon ego ? Il n’y a que le cœur profond, c’est à dire le moi en alliance, dégagé de lui-même qui peut faire l’unité en moi entre corps, âme et esprit. C’est donc le passage du psychologique au spirituel que Christ veut nous faire faire. Il veut faire de nous des amis. Je vous appelle mes amis, car tout ce que j’ai entendu de mon Père je vous l’ai fait connaître.
C’est un déplacement, un passage pour demeurer dans l’amour- source où le verbe demeurer dit à la fois sécurité et mouvement intérieur et ça se voit à l’extérieur.
Comment fonctionne notre esprit. Nous classons rapidement les gens dans des catégories ami/ pas ami. Quand on creuse la façon dont on classe, on découvre qu’est ami, celui ou celle qui nous apporte de l’agrément et ennemi celui qui nous apporte du désagrément.
Nous savons prendre soin de la relation de ceux qui nous font du bien mais pour les autres ? Pour les autres, ceux qui ne nous font pas du bien, le seule solution pour ne pas les exclure, c’est de décoller de soi pour entrer en amitié avec le Tout Autre par le Christ. Il y a là un renoncement. Donner sa vie pour ses amis et qui plus est pour ses ennemis, c’est quitter son âme, se quitter pour ses amis par amour du Christ.
Renoncer à soi pour l’autre, renoncer à la puissance, à l’emprise, à tout ce qui peut écraser l’autre, certes, mais aussi au ressentiment, à la victimisation, renoncer à ce que l’autre nous fasse du bien et tant mieux s’il nous en fait. Tout cela par amour du Christ.
Nous avons besoin de la motivation de l’amour, celle que Dieu nous donne mais pour cela, il nous faut entrer dans le mode divin, c’est à cela que nous sommes invités. Renoncer à soi pour recevoir de Dieu ce que nous sommes. Nous sommes des êtres de louange capable d’aimer. C’est centrés sur le Christ que nous pouvons le devenir vraiment.
C’est centrés sur le Christ que nous pouvons à Saint Leu accepter un passage, un mouvement, accepter intérieurement ce que le frère Roger appelle la dynamique du provisoire, non pas en effaçant le passé mais en s’appuyant dessus, sur la vitalité du commencement, sur la force de création et de rédemption. Sûrement que cette capacité que nous avons à Saint Leu d’accueillir ceux qui ont besoin d’un sas pour se sentir bien dans l’Eglise vient de cette dynamique du provisoire où nous demeurons sans que nous l’ayons vraiment choisir. J’ai mis longtemps à accepter cette dynamique du provisoire mais je commence à y consentir. Dynamique du provisoire certes mais où Dieu nous installe en sécurité. C’est un acte authentique de foi, d’espérance et de charité. Dynamique du provisoire où Dieu est garant d’Eternité, de solidité et de fécondité. Il nous faut traverser nos frustrations nostalgiques, nos peurs de l’avenir. C’est peut-être douloureux mais c’est un vrai chemein de sainteté.