Dimanche 7 avril 2019

par le P Bernard-Marie GEFFROY


Question de regards

Nous sommes en pleine tragédie ! Comment cette femme peut-elle affronter le regard meurtrier des scribes et des pharisiens qui l’accusent ?

Regard doublement mortifère des accusateurs. Ils veulent tuer cette femme mais aussi Jésus.

Regard apeuré, terrorisé de cette femme qui n’ose même pas lever les yeux vers ses bourreaux.

Comment Jésus regarde à la fois cette femme et ceux qui lui veulent du mal ?

C’est sur la Croix que l’on peut chercher la réponse. Comment Jésus regarde sur la Croix ceux qui l’humilient, le tournent en dérision et se réjouissent de sa mort dans une haine parfaite ? Jésus réduit à une chair humiliée n’a que des paroles d’amour : « Père pardonne leur ils ne savent pas ce qu’ils font ».
En fait, son regard ne cherche que la conversion et non la condamnation.

Même chose dans l’évangile de ce dimanche. Jean y décrit l’attitude de Jésus en face de ses accusateurs.
Dans le regard de Jésus pas même un soupçon d’exclusion. Il n’y a qu’inclusion.
C’est un bon critère pour nous interroger sur notre propre regard. Notre regard, est-il un regard qui exclut ou au contraire un regard qui inclut ? Notre premier regard n’est-il pas d’enfermer l’autre dans une pauvre dialectique : ami/pas ami.

Ce premier regard est en attente d’une transformation. C’est la peur qui nous enferme dans cette dialectique où il n’y a pas de place pour l’autre. Espérer l’autre, c’est lui donner l’espace d’un changement.
L’espace du changement, il est d’abord en nous. Il me faut dépasser les obstacles à ce changement : la jalousie, l’amertume, la peur qui m’enferme dans une attitude défensive. L’autre risque de m’obliger à sortir de certains repères qui me rassurent mais qui m’empêchent de faire retour sur moi-même, qui m’empêchent de me déplacer, de me décentrer. Pour me défendre du risque de l’autre, je mets dans des cases, je mets des notes, je classe dans le dossier « à surveiller » ou « Gyrophare » ? Quand on y est mis, on y reste, même dans l’Église. Étiqueter, mettre dans une case n’a rien à voir avec le discernement.
J’ai travaillé à la prison psychiatrique de Château-Thierry comme aumônier. Mon travail n’a pas été d’abord de changer le cœur des détenus, mais de changer le mien. Pour rencontrer en vérité des personnes en voie de déshumanisation, j’ai dû poser un acte de foi : en tout être, la bonté et même la beauté existent comme déjà là, peut-être non encore intégrées mais disponibles, profondément enfouies, à peine visible mais perceptibles si notre regard cherche dans cette direction.
Ce que je cherchais à vivre dans ma relation d’aide, c’est écouter l’autre dans le meilleur de lui-même, au-delà du pire qu’il a pu commettre ; en fait chercher la vie dans tout être aussi défiguré qu’il soit.
Comment saisir dans la nuit la lumière déjà présente et qui vient ?
« Comment pouvons-nous déterminer l’heure de l’aube, le moment où la nuit cède la place au jour ? »
[Le sage répond alors :] c’est lorsque vous pouvez regarder le visage d’un autre être humain et qu’il y a en vous suffisamment de lumière pour reconnaître en lui votre frère ou votre sœur. Jusque-là, c’est la nuit, et les ténèbres sont encore avec vous »
Que de lumière dans le cœur de Jésus ! Que de délicatesse ! C’est le texte de l’Évangile de ce dimanche qui nous le dit.
Il est le récit d’un véritable discernement.

Dans cette scène : deux personnes étiquetés et mis dans le dossier « gyrophare ». Ce Jésus pour qui se prend-il ? Cette femme, il n’y a rien à en tirer ! Elle n’est que péché ! De plus, la loi de Moïse elle-même demande de la tuer. Jésus est l’accusé. Il est acculé à défendre cette femme mais il doit être aussi son propre avocat. Pas de grande plaidoirie ! Juste un silence après la question qui lui est adressée : « Et toi, que dis-tu ? » Rien ! juste un mouvement d’abaissement vers le sol, juste un effacement. Par deux fois, Jésus s’abaisse et de son doigt, écrit sur la terre. Une première fois pour les accusateurs de cette femme qui persistent à l’interroger ! Qu’a-t-il écrit ? Je pense que c’est un geste de diversion. Jésus les laisse à eux-mêmes. C’est une suspension, une parenthèse qui les appelle à plus de profondeur.
Il se redresse et là le regard de Jésus les rejoint à cette même profondeur, là où ils se sont remis en question, là où ils ont contacté leur violence, leur amertume, leur péché, celui de ne pas vraiment s’aimer, de ne pas aimer l’autre, ne pas aimer Dieu. C’est de ces mêmes amours dont ils sont coupés. De prendre conscience de ce non-amour n’est-ce pas désespérant ? Nulle désespérance dans le regard de Jésus quand on le croise vraiment. Ce regard n’est que pardon !

Il se baisse de nouveau et il écrit sur la terre. Chacun va pouvoir redescendre en lui-même mais maintenant munis du regard de pardon qu’ils ont pu accueillir de Jésus.
Les plus vieux ont compris les premiers. Rien d’étonnant ! Tant de fois, ils ont expérimenté la miséricorde de Dieu, tant de fois ils l’ont chanté dans les psaumes. Dans le regard de Jésus, ils l’ont contactée. Pas au point de se prosterner comme l’aveugle-né au pied de Jésus. C’est pourtant un premier passage. Il a suffi que le regard de Jésus touche la blessure secrète de chaque accusateur et c’est là, peut-être là même où, un jour, la grâce pourra de nouveau les toucher.

Tous s’en sont allés. Jésus et cette femme restent seuls. Comment Jésus regarde cette femme, comment Jésus regarde Pierre après son reniement, comment Jésus regarde le larron pendu à ses côtés au bois de la croix ? Seule, cette femme, seul Pierre, seul le bon larron pourraient le dire et tant d’autres qui ont rencontré Jésus sur les routes de Palestine et tant d’autres dans l’histoire de l’humanité qui ont fait l’expérience que l’Amour de Dieu, révélé en Jésus-Christ, est libérateur et guérissant.
C’est l’œuvre de l’Esprit Saint en nous, entre nous si nous acceptons son Amour, son pardon jusqu’en nos secrètes blessures.